Le Campus situé au sud de Lausanne est très étendu, il y règne une activité intense. J’ai rendez-vous avec le Professeur Dominique Bourg qui me laisse seul dans son bureau pendant quelques minutes. J’ai ainsi l’opportunité de remarquer qu’il a disposé, sur ses rayonnages de nombreux ouvrages qui traitent d’économie, d’anthropologie, d’écologie, de science et de philosophie.
Dominique Bourg, professeur à la faculté des géosciences et de l’environnement est une sommité mondiale dans son domaine. Il est régulièrement consulté par les plus grandes instances pour sa connaissance et son expertise.
De quelle manière traitez-vous, dans vos cours, les questions environnementales ?
La plupart des formations dans le monde abordent le développement durable dans une optique liée à une théorie économique mainstream qui ne tient compte que du travail humain et du capital comme facteurs de production, sans intégrer l’énergie, ni d’ailleurs les effets des productions et consommation sur les écosystèmes. Ce n’est pas notre cas. L’article 3 alinéa 5 de la convention cadre sur les changements climatiques (UNFCCC) associe la croissance économique au développement durable et stipule qu’il faut éviter que la lutte contre le changement climatique n’entrave le commerce. Le développement durable incite à la croissance. On a voulu nous faire croire depuis 40 ans, que lorsque le PIB qui augmente, on peut découpler, c’est-à-dire faire notamment baisser la consommation d’énergie. C’est vrai par point de PIB – on parle de découplage relatif –, mais non au regard de l’augmentation du PIB, dans l’absolu. Rien que l’an dernier, les émissions mondiales de carbone ont cru de 2%. La consommation de pétrole continue d’augmenter et elle est passée ces dernières années de 90 à 100 millions de barils jour. Il s’agit d’une vraie menace. En effet, le passage à l’extraction non conventionnelle par fracturation des roches a un effet dévastateur. La courbe de Gauss qui était utilisée pour figurer l’évolution de l’exploitation d’un ensemble de puits de pétrole ne fonctionne pas dans le cas de la fracturation. A l’échelle mondiale, l’exploitation des ressources non conventionnelles pourrait se tarir brutalement. Les deux grands objectifs du développement durable sont très clairs : la diminution des problèmes d’environnement globaux et la réduction des inégalités en termes de richesse sur Terre. Mais depuis 1987, date de cette définition (rapport Brundtland), les problèmes globaux ont explosé. Les écarts entre les plus riches et les moins riches se sont considérablement agrandis. Nous sommes parvenus à un ratio de 1 à 428 d’écart entre les pays les plus pauvres et les plus riches (exemple du Qatar et du Zimbabwe). Non seulement les deux objectifs du développement durable n’ont pas été atteints, mais c’est l’inverse qui s’est produit. Un rapport de l’ONU publié en 2016 montre que depuis les années 2000, les flux de matières croissent plus vite que le PIB mondial.
Comment voulez-vous qu’un pizzaiolo cuise une pizza de plus en plus grande avec de moins en moins de pâte et de garniture ! Seul un économiste peut y croire.
Notre formation (1) intègre la notion de durabilité forte, ce n’est pas une formation de développement durable même s’il comporte des aspects positifs. Impossible de parvenir à quoi que ce soit sans plafonner les production et consommation. D’autres formations conservent ce référencement international qui, selon nous, induit à l’erreur. Pourtant les experts ont changé. La publication en 2009 du livre de Tim Jackson « Prospérité sans croissance », inspiré par un rapport de la commission britannique sur le développement durable, a marqué une rupture. Ce rapport souligne l’impossibilité de poursuivre indéfiniment la croissance et donne des pistes pour organiser une société avec des flux d’énergie et des flux de matières décroissants. Je doute fort qu’on puisse rester au-dessous de la barre de 1,5°, si tant est que ce soit possible, sans une réduction absolue de notre consommation énergétique. La population commence aussi à intégrer la notion de décroissance. J’ai participé récemment à une émission sur ce thème à la RTS. Il y a deux ans, aborder une telle thématique était impossible. Les choses sont en train de tourner et il faudrait peut-être que les grandes organisations internationales arrêtent d’être soumises aux grands groupes et regardent la réalité en face. L’ONU est schizophrène, elle distille d’excellentes analyses mais continue de fonctionner sur son logiciel classique. Il faut vraiment changer ce paradigme qui est devenu une idéologie pure et qui nous maintient sur une voie destructrice et dangereuse.
Votre approche réunit politique, économie, philosophie, science. Comment un philosophe devient-il environnementaliste, est-ce compatible ?
Je lis la littérature scientifique tous les jours : si vous parcourez les 50 premières pages des « Scénarios de la durabilité » (que vous pouvez télécharger gratuitement), vous verrez qu’on ne peut pas parler sérieusement d’environnement sans une description scientifiquement fondée. C’est à partir de ce moment qu’on peut commencer à philosopher.
Au travers de votre expertise, distillée dans vos cursus et vos différentes activités passées, quel est votre constat sur la situation actuelle de notre planète ?
Le constat est dramatique et alarmant et cela devient visible pour la population. Ainsi, depuis 10 ans, le phénomène des cyclones en Atlantique nord est devenu hors normes avec des rafales de vent souvent supérieures à 300 km/h. Le cyclone Ophélia en octobre 2017 est monté jusqu’en Ecosse et ensuite s’est dirigé vers la Norvège. Il n’y avait pas de modélisation disponible et il a disparu en partie des modèles météorologiques. Ce n’était jamais arrivé et personne ne s’y attendait.
la partie supérieure du cyclone n’est pas visible sur la carte
Il faut donc maintenant faire évoluer les capacités de modélisation et les faire remonter vers le Nord. Un autre exemple est la pluviométrie : pour le cyclone Florence, c’est complètement fou. L’empilement de nuages était spectaculaire. Harvey en 2017 avait engendré des inondations extraordinaires. La même chose s’est produite en juillet dernier au Japon.
Vue de l’ouragan Florence depuis la station spatiale internationale (AFP)
Un cyclone, Zorba, a frappé la méditerranée et a atteint la Grèce, ce qui n’était jamais arrivé ; d’où l’expression nouvelle de « médicane » pour ce phénomène. Durant l’été précédent, la Grèce a connu de gigantesques incendies de forêt. Les effets de l’incendie ont été aggravés par les pressions européennes sur les finances publiques grecques : l’absence du service météorologique a rendu les canadairs peu efficaces, car ignorant du sens des vents, les pompiers étaient sous équipés. Enfin, les populations ne pouvaient pas rejoindre la mer pour se réfugier car l’accès à la mer est grillagé. Cet épisode est un condensé de néolibéralisme. Il est clair que le réchauffement climatique multiplie la force de ces évènements. La canicule a été observée l’été dernier sur la quasi-totalité de l’hémisphère nord. Cela n’était jamais arrivé. Les canicules antérieures comme 2003 à l’ouest de l’Europe, 2010 en Russie, ou en 2007 sur une partie de l’Australie, avaient toujours été conscrites géographiquement. Des records de température, sans précédents historiques, apparaissent désormais. Les incendies de forêts se multiplient en Californie en hiver, en Suède. Ce discours international mainstream devient donc insupportable car il est complètement décalé par rapport à tout ce qu’on voit et à tout ce qu’on sait. Ainsi aux États-Unis, le coût des catastrophes naturelles (incendies, inondations, vagues de chaleur, sécheresse et cyclones) s’élevait à 3 milliards de dollars pendant la décennie 80. On passe à 20 milliards de dollars durant la première décennie du siècle et 40 milliards de dollars pendant la première moitié de la deuxième décennie du siècle. L’an dernier avec Harvey on atteint 200 milliards de dollars. (2) La question qu’on se pose est : mais qu’est-ce qu’on attend ? Le discours et surtout l’action politiques sont en train de nous faire mourir ! Ce que j’apprécie dans le rapport du GIEC 1,5 ° c’est que tout est documenté et consultable à la fois par les citoyens et par ceux qui les gouvernent. D’ailleurs, rien n’empêche dormais la population d’intenter des procès à ses dirigeants puisqu’ils ne pourront pas arguer qu’ils n’étaient pas informés, cela a d’ailleurs commencé aux Pays Bas. Les populations comprennent : les manifestations à Paris, San Francisco, rassemblent des dizaines de milliers de personnes (150’000 le 8 septembre en France), ce qui n’était jamais arrivé. Ces manifestants n’étaient pas, pour la plupart, des écologistes et n’avaient pas l’habitude de manifester. Il s’agit d’un bouleversement profond car jusqu’à maintenant, les populations ne percevaient pas le changement climatique et ne comprenaient pas comment il pourrait bouleverser leur environnement : c’est terminé !
Votre analyse est-elle partagée, contestée et quels sont les arguments de cette contestation ?
Cette analyse est partagée par énormément d’experts. Les « économistes mainstream », les proches des milieux d’affaire, les climatosceptiques, ne sont évidemment pas d’accord mais ils n’avancent pas d’arguments scientifiques, mais plutôt techniques, au mieux. La science produit des énoncés valides, la technique produit des objets. Un énoncé scientifique est le plus vraisemblable possible ou faux. Un objet est utile, inutile, beau, laid, chaud, etc… Les perspectives d’évolution technique du genre humain portées par le transhumanisme me paraissent à la fois illusoires, partielles et dangereuses. On ne peut attendre des techniques qu’elles dissolvent magiquement toutes les difficultés. Leur présentation néolibérale et individualiste relève d’ailleurs d’un fétichisme grotesque. On fait par exemple comme si le champion du monde du jeu de Go avait été battu par un ordinateur ; en ignorant que ce dernier a emmagasiné les connaissances de milliers de chercheurs, l’invention de symboles et d’écritures sans lesquels il n’y aurait pas de mathématiques, etc. L’intelligence artificielle n’est pas en elle-même intelligente. Elle prolonge et assiste notre intelligence collective. Cet argumentaire et imaginaire est techno-marchand, il faut faire de l’argent avec des techniques qui seront vendues, le profit sera immédiat mais la vision du long terme est totalement absente. L’industrie des pesticides, quant à elle, a imposé au monde des protocoles rigides et pécuniairement couteux d’évaluation de ses molécules, au nom desquels elle prétend délégitimer les évaluations de la sphère publique. C’est un comble ! Désolé pour eux, ces gens ne font pas de science mais produisent des objets dont ils ne devraient pas évaluer eux-mêmes la dangerosité, étant juges et parties. La confusion qu’a suscitée le néolibéralisme ambiant est effrayante. Quand un laboratoire sort une étude vraiment scientifique, elle n’est pas acceptée car elle n’a pas suivi ce protocole « standard » ! Par conséquent, on ne sort pas, par exemple, du principe dose = poison, alors que la nocivité d’un perturbateur endocrinien n’est pas directement corrélée à la dose. Certaines substances sont en effet plus destructives à faible concentration. Les protocoles ne correspondent pas aux arcanes de la nature. Le maïs 860, testé sur des rats mâles et femelles fait grossir les uns et maigrir les autres, Monsanto a fait la moyenne des deux ! L’industrie a imposé cette manière de fonctionner et empoisonne air, eau et sols. En outre elle offre une résilience très faible au changement climatique, à la différence de l’agroécologie. Cependant, il n’y a pas d’humanité sans technique. La technique est un intermédiaire entre nous et les autres et entre nous et le monde. Elle est constituée de matériaux et d’énergie. On commence à pouvoir exploiter un site minier sans pétrole, et il faudra s’en passer plus tard pour construire des barrages ou des panneaux photovoltaïques et autres éoliennes. Mais l’énergie globale dont nous disposerons alors diminuera fortement.
La population est-elle capable de comprendre ?
Une partie de la population est tirée vers le bas par des émissions de télévision vulgaires et surtout des niches informationnelles numériques. Il est ainsi difficile de mobiliser les gens sur ces questions, même si la donne change comme nous l’avons évoqué précédemment. Si vous essayez de leur faire prendre conscience, que toute action économique et tout achat laissent une empreinte carbone et que par exemple, un voyage en avion à Barcelone pour 20 CHF est une ineptie, vous risquez d’être injurié copieusement, et je sais de quoi je parle ! Les élites de leur côté sont au mieux indifférentes et au pire cyniques et sont souvent prêtes à tout pour maintenir leurs intérêts. Ainsi, Nicolas Hulot voulait quitter le gouvernement français, depuis mai dernier car il ne pouvait pas agir, on a réussi à l’amadouer. Quand il a démissionné en direct pendant une émission de radio, il ne savait probablement pas qu’il allait le faire avant d’entrer dans le studio.
Quel pourrait, quel devrait être le rôle d’institutions européennes et mondiales comme l’ONU et comment faire pour que leurs recommandations et leurs actions aboutissent en la matière ?
J’aimerais bien que l’ONU suive les recommandations de ses experts et pas les grands groupes elle pourrait aussi s’interroger sur la compatibilité des Objectifs de Développement Durable entre eux et avec les préconisations du GIEC. Le rapport 1.5° du GIEC nous donne le chemin pour les dix ans à venir. Il apporte des références claires si vous montez à 1.6°C ou, à 1.7, voilà ce qui risque de se produire, ce qui, entre parenthèses, est une opportunité supplémentaire pour les futures actions en justice.Je pense que nous pouvons faire une partie du chemin sans que cela ne nous fasse changer de système.Une fois cette étape franchie, les mentalités et les ouvertures seront différentes, nous pourrons alors commencer à monter la marche suivante. Je ne comprends pas qu’on ne le fasse pas car cette première phase est créatrice d’emplois et ferait augmenter le PIB. Le Secrétaire général M. Guterres a pris la mesure de la situation et a fixé le délai à deux ans pour changer de trajectoire.
Le Directeur de l’ONU à Genève a déclaré récemment, en s’adressant à la société civile, « si vous laissez la mise en œuvre des 17 Objectifs de Développement Durable aux gouvernements, on ne va pas y arriver »
Il a raison, la mise en œuvre des accords de Paris s’éloigne de jour en jour, alors même qu’ils nous conduisent à plus de 3° ! Je vous laisse le soin de faire le compte et d’identifier les pays dont la population ne sait rien sur le changement climatique ou qui sont soit climatosceptiques, soit populistes, et souvent les deux.
(1) MOOC (cours en ligne) sur l’écologie politique https://www.coursera.org/learn/ecologie-politique
(2) Sur les 7200 principales catastrophes de ces 20 dernières années, 91% sont d’origine climatique (AFP)